La musique à l’épreuve du Mixage son

Je m’interroge souvent sur la question de la place du Compositeur au sein du Mixage du film. S’il est évident que le Réalisateur est le garant de chaque minute sonore et musicale, quelle peut être la position du Compositeur dans les décisions du Mix final quand celles-ci ont un impact sur la musique ?

Il m’a semblé intéressant d’avoir le regard des Mixeurs sur ce sujet. Six d’entre eux, d’univers et d’origine différents, ont accepté de répondre à mes interrogations :

Thomas Besson
Lionel Guenoun
Bernhard Maisch
Angel Perez Grandi
Ania Przygoda
Jean-Guy Véran

Entre dialogue et incompréhension

Étape sensible, délicate, parfois conflictuelle : le mixage du film, qui clôture le processus de fabrication audio, est restée longtemps par le passé un grand moment d’incompréhension pour le Compositeur, qui retrouvait ses mélodies sacrifiées au détriment du son, des dialogues, voire de l’ambiance, etc. Ainsi des personnalités comme Michel Legrand n’ont jamais caché leur dédain pour cette phase créative incontournable d’un film.

Aujourd’hui, les méthodes de travail et de communication peuvent aisément faciliter le dialogue entre un Compositeur et les Monteurs son1 durant la phase de création. Pour autant, une fois la musique validée, enregistrée et prête à être intégrée au film, les marges de manœuvre pour la modifier deviennent limitées.

C’est alors qu’intervient le Mixeur, dont le rôle est d’équilibrer toutes les pistes sonores dans un ensemble artistique cohérent, en accord avec le Réalisateur qui œuvre à ses côtés et dirige les opérations. Le Compositeur est rarement présent durant cette étape décisive, alors même que son apport artistique pourrait parfois s’avérer essentiel.

1 Le monteur son rassemble et complète les éléments sonores d’un film : dialogues, prises directes, ambiances, bruitages, effets sonores, musiques. Le montage son est une étape préparatoire au mixage.

Les conflits de l'espace sonore

La musique ne constitue pas la seule matière sonore d’un film. Elle est néanmoins un outil “fabuleux” qui peut traverser les espaces sonores (intra/extra-diégétiques, avant-milieu-arrière plan, etc.) et dispose d’un registre d’émotions et de fréquences très étendu (Bernhard Maisch).

Souvent extra-diégétique et donc, par essence, “non réaliste”, elle peut susciter une opposition forte avec le son naturaliste. Existe également cette question du goût ou de l’appétence naturelle du Mixeur à la musique, outre celle des Réalisateurs, bien entendu.

C’est principalement sur cette impression que les Compositeurs témoignent d’expériences délicates comme Laurent Petitgirard “Le mixeur français est l’ennemi du musicien. C’est un cartésien qui veut entendre ses bruits, tout entendre !” (propos recueillis à partir de l’ouvrage de Benoît Basirico “la musique de film”)

En tant que Compositeur, il me semble que notre rôle d’auteur du film (avec le Scénariste et le Réalisateur) pourrait davantage être porté, précisément lors de cette étape. Il y a parfois des opportunités d’oser des choix sonores radicaux, (mettre la musique au premier plan par exemple) de penser la dynamique sonore globale du film, son (ses) climax, ses désinences, comme une partition. Bruno Coulais évoque cette difficulté “Il n’y a rien de pire que ces mixages lisses où l’on ose pas vraiment.” (cf. la musique de film” de Benoît Basirico)

Il est évident que les choix sonores sont avant tout des choix de Réalisation. Pour autant, en tant que Compositeur, il me semble intéressant de connaître les différentes positions des Mixeurs, avec leurs goûts, leurs références et leurs expériences. Je vous propose ci-après une synthèse de leurs réflexions et positionnements à cet égard.

La Question de l’arbitrage

Chaque Mixeur a un regard particulier sur la musique. Si, pour beaucoup, elle est l’un des piliers de l’écriture, au même titre que le Sound Design ou les dialogues, elle a cette capacité de “transmettre ce que les dialogues veulent signifier” (Angel Perez Grandi), elle est un outil qui peut “jouer différents rôles avec beaucoup d’habileté” (Bernhard Maisch). Certains la voient créatrice d’atmosphères (Bernhard Maisch, Angel Perez Grandi). Considérée comme un “vecteur d’émotions” (Lionel Guenoun, Ania Przygoda), sa puissance nécessite néanmoins d’être utilisée avec “précaution et intention” (Ania Przygoda).

D’autres Mixeurs ont également une approche différente, soulignant que les émotions peuvent aussi être créées par le sonore et “qu’un son est souvent plus efficace qu’une musique inutile ou redondante” (Jean-Guy Véran).

En définitive, chaque film est un cas particulier et, même si l’on peut deviner que les Mixeurs n’appréhendent pas tous la musique de la même façon, le point le plus important demeure la question de l’arbitrage entre les différents éléments sonores : que veut-on raconter et comment le raconte-t-on ?

Les différentes approches pour intégrer la musique

En Auditorium, les Mixeurs aiment disposer du mixage de la musique sous forme de Stems². Cela leur permet de travailler certaines fréquences redondantes entre la musique et les voix ou des sons particuliers du mixage, qui peuvent créer des “effets de masques” (Jean-Guy Véran). Ainsi, les Mixeurs peuvent retoucher un peu plus en détail l’égalisation de ces fréquences ou “jouer par compensation sur un des stems de la composition musicale” (Jean-Guy Véran), sans trop affecter la musique.

La surenchère sonore dans certaines séquences peut être un véritable problème. Bernhard Maisch, qui se base sur des études cognitives, précise que le spectateur retient essentiellement 2 informations sonores en même temps : le premier et l’arrière-plan. Cela nécessite souvent d’alléger le plus possible un mix et de se positionner clairement sur certains choix artistiques (par exemple, 2 informations sonores d’arrière-plan ne sont a priori pas perçues par l’auditeur).

² Stems : le mixage de la musique est réparti en différentes pistes qui représentent des groupes d’instruments. Par exemple, dans le cas d’une musique d’orchestre, les cordes, les bois, les cuivres, les percussions, les instruments solistes. Cela permet d’avoir un peu plus de marge de manœuvre pour le Mixeur par rapport à une piste unique du mix musique.

il est souvent impossible de mixer une musique sans faire jouer, en les modulant, tous les autres sons du film

Jean-Guy Véran


Cette réflexion importante montre à quel point la question musicale est délicate dans un Mixage. Pour appréhender la musique, certains font une écoute seule afin de l’analyser précisément (Jean-Guy Véran), d’autres réaliseront d’abord un pré-mix hors musique (dialogues, bruitages, ambiances) avant de l’intégrer (Thomas Besson). Dans ces circonstances, elle peut demander un remaniement du pré-mix effectué sur le reste de l’équilibre sonore.

Si tous les Mixeurs font leur possible pour affecter au minimum la bande musicale en travaillant les stems, certains essaient même de l’aider pour la rendre plus perceptible. Lionel Guenoun parle notamment de “jouer la musique”, tel un personnage, travaillant ses entrées et sorties.

Le Compositeur, grand absent du Mix ?

Le Compositeur est souvent absent au mixage. Pour autant, certains Mixeurs reconnaissent et apprécient sa présence, en tant que “Partenaire” (Lionel Guenoun) au service du film, avec une vraie “sensibilité au son” (Thomas Besson). L’intention du Compositeur semble importante à saisir et pour cela une rencontre ou un échange a minima serait idéale, en présence du Réalisateur (Jean-Guy Véran le pratique régulièrement). Pour autant, Ania Przygoda précise que le Mixage du film n’est pas le Mixage de la musique et qu’il faut éviter de se concentrer trop longtemps sur la question de la musique lors d’une session. Bernhard Maisch évoque le risque que chaque intervenant porte son attention sur les détails qui l’intéressent et que cela entraîne une perception différente de chacun sur le film et donc un arbitrage difficile à réaliser.

Quand le Mixeur intervient sur la musique

Tous les Mixeurs se sont déjà retrouvés en situation de devoir modifier la bande musicale. L’écoute en auditorium de l’ensemble de la sphère sonore est une expérience nouvelle à laquelle le Réalisateur n’avait pas été confronté jusqu’alors. C’est souvent le moment de choix artistiques de dernière minute. Pour beaucoup, ces modifications ne portent pas atteinte à la cohérence musicale d’ensemble.

Il arrive toutefois que certaines modifications structurelles soient demandées, le plus souvent par le Réalisateur. Dans ce cas, il est important d’en informer le Compositeur, mais certains Mixeurs précisent que cette responsabilité revient au Réalisateur.

la musique se fait dans une continuité

Lionel Guenoun

Lionel Guenoun pense que “l’on ne peut trahir la pensée d’un Compositeur”, insistant sur le fait que “ce n’est pas parce que ça marche sans qu’il faut forcément l’enlever”.

Idéalement, ces choix de musique devraient être faits en amont du Mixage pour beaucoup.

Parmi les écueils observés par les Mixeurs au sujet de la musique, on peut retenir la “démonstration musicale” qui n’est “pas au service du film” (Lionel Guenoun), “lorsque la musique n’a pas été composée avec l’image” (Jean-Guy Véran) ou qu’elle a été “composée par sécurité” (Jean-Guy Véran), lorsqu’il y a eu “une mauvaise direction de travail” (Lionel Guenoun) ou que “quelque chose ne s’est pas révélé avant” (Lionel Guenoun).

Vers un dialogue plus constructif

Tous les Mixeurs s’accordent sur l’idée qu’un dialogue en amont s’installe entre le Compositeur et le Monteur son. C’est essentiel et peut être la “clé” (Bernhard Maisch). Cet échange peut même “se présenter avant le tournage” (Ania Przygoda).

Même s’il semble aux yeux de tous qu’un contact soit utile entre le Mixeur et le Compositeur, Lionel Guenoun précise pour autant que “le Mixeur n’a pas à se mêler de la relation entre le Réalisateur et le Compositeur”.

Quelques suggestions intéressantes pour améliorer le dialogue et favoriser les choix artistiques ont été proposées, comme celle d’organiser une séance d’écoute / d’arbitrage avant le mixage (Thomas Besson) avec tous les acteurs de la bande-son (Mixeur, Réalisateur, Compositeur, Monteur son, etc.). Cela rejoint la pratique de Jean-Guy Véran d’un premier visionnage du film, le premier jour du mixage, au cours duquel la présence du Compositeur est vivement recommandée. Ces moments permettent de soulever les problèmes éventuels et d’ouvrir un espace de discussion. Toujours dans la même idée, il peut être intéressant que le Compositeur puisse assister également à des phases de réécoute durant le Mixage.

En Conclusion

J’ai beaucoup apprécié échanger avec mes 6 interlocuteurs, qui m’ont apporté une ouverture d’esprit intéressante sur la problématique de la musique.

Pour ma part, pleinement conscient et particulièrement sensible à la sphère sonore, j’essaie toujours de trouver le bon équilibre avec le son : il m’arrive même parfois d’en faire un pilier, un point de départ, de synchronisme pour ouvrir ou développer la musique.

Nous sommes tous au service d’un projet artistique orchestré par le Réalisateur et ce n’est pas toujours évident pour chaque intervenant d’avoir le recul nécessaire pour apprécier à leur juste place l’ensemble des contributions sonores.

Il faut aussi comprendre que le mixage offre une situation d’écoute (en auditorium) nouvelle et que cela peut révéler des perspectives sonores différentes.

Aujourd’hui, grâce aux outils numériques, les Compositeurs et les Monteurs son ont les moyens d’œuvrer ensemble et échanger. Si le Mixage offre toujours son lot de surprises, il serait souhaitable que le Compositeur et les intervenants du son (Monteur son, Mixeur), pour le bien du film, se mettent en contact le plus tôt possible afin qu’un dialogue puisse permettre d’identifier les difficultés éventuelles.

Sur la phase de Mixage, l’apport du Compositeur peut se révéler intéressant, dans la mesure où la finalité est de servir le film et son propos (et sans querelles d’égo). Les Compositeurs qui ont l’habitude de travailler à l’image sont, pour la plupart, dans cette dynamique constructive et peuvent tout à fait comprendre qu’il y ait parfois nécessité à enlever ou à réduire la plage musicale. Le regretté Ennio Morricone le précisait aux Réalisateurs “Vous savez, on en fait toujours beaucoup trop. A l’arrivée, il faudra faire des choix.”

En guise de conclusion, on peut citer Vincent Arnardi, qui nous parle de Mixage dans le magazine Cinezik “Les grands compositeurs savent déceler quand ils peuvent intervenir, quand ils sont leader sur une séquence et peuvent remplir la bande son et quand il faut libérer l’espace pour laisser le dialogue travailler.”

/ Informations et références

Remerciements chaleureux à tous les Mixeurs qui ont donné de leur temps et contribué à cet article.

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