Réalisation : Julia Ducournau / Musique originale : Jim Williams
/ Synopsis
Dans la famille de Justine tout le monde est vétérinaire et végétarien. À 16 ans, elle est une adolescente surdouée sur le point d’intégrer l’école vétérinaire où sa sœur aînée est également élève. Cependant, à peine installée, le bizutage commence pour les premières années. On force Justine à manger de la viande crue. C’est la première fois de sa vie. Les conséquences ne se font pas attendre. Justine découvre sa vraie nature.
Au commencement naît l’intention
On n’a plus de film avec des thèmes. Je veux qu’on ait un thème pour mon personnage principal, un thème pour la route et je veux qu’on ait un thème pour la mort, l’élégie
La Réalisatrice Julia Ducournau évoque la façon dont elle a initié le travail avec son Compositeur Jim Williams.
On peut remarquer une réelle volonté à marquer le film d’une forte empreinte musicale. C’est ici un ingrédient essentiel à toute grande Bande originale, j’y reviendrai ultérieurement.
Grave bouscule le Spectateur : le film nous montre des images parfois très difficiles à soutenir du regard tant elles sont “brutes”, “crues” : c’est l’histoire d’une transformation, d’un individu qui accepte sa condition et retrouve ses instincts “primitifs”. Je l’ai personnellement vécu au premier degré (comme un drame) là où d’autres y voient une “comédie Gore”. Certainement la particularité de ce film inclassable.
Dans cette proposition singulière, l’œuvre musicale apporte une forme de lyrisme par ses choix de couleurs et d’harmonies. Je me concentrerai essentiellement sur le thème principal que l’on retrouve dans cet extrait ci-dessous, à un moment charnière du film où un basculement s’opère :
Quelques détails sur la conception du thème
Ce Leitmotiv est fort, puissant, outrageux, dérangeant : Il n’apparaît pas en douceur dans le mix, il s’offre pleinement, abruptement, il nous “attrape”. Ce thème de la relation entre les deux sœurs peut être ressenti comme une sorte de chute, mais il incarne davantage une transformation, une métamorphose, une acceptation par Justine de ses instincts primaires.
Cette sensation de descente est illustrée musicalement par la ligne de basse qui, durant la quasi-totalité du morceau, descend progressivement dans les graves.
Cette basse joue par ailleurs un rôle qui n’est pas sans rappeler les structures très employées en musique baroque (basse obstinée1). Cette référence à l’ère baroque est assez évidente et on la retrouvera dans les choix d’instrumentation.
A noter que la conception harmonique de cette musique est particulièrement bien pensée car elle est à la fois intelligible – elle a une structure proche de beaucoup de morceaux de variété – et déroutante. En effet, la structure du morceau se décompose en trois phrases. En variété – comme souvent en musique baroque par ailleurs -, on a tendance à répéter une phrase musicale. Pour ce faire, l’harmonie est préparée pour la reprise (répétition) par l’intermédiaire de certains enchaînements d’accords bien spécifiques – que l’on nomme “cadence” en musique. Au cours de la première phrase, nous sommes dans l’attente d’une reprise de cette dernière et pourtant la musique module2 vers une nouvelle tonalité (autour de 0’24). On retrouve le même effet pour la deuxième phrase (modulation vers 0’38).
J’ajouterais que le choix de la tonalité de modulation n’est pas un hasard et complète ce sentiment de descente perpétuelle, mais je n’en dirais pas plus au risque de perdre définitivement les non-musiciens qui s’aventureraient sur cette page alors que mon souhait est de rendre la musique de film accessible à tous.
Retenons simplement que la structure musicale est au service du propos.
1 Basse obstinée : mélodie de quelques notes à la basse répétée en boucle du début à la fin du morceau. Procédé très utilisé en période baroque, dont l’un des exemples phares est le célèbre “Canon” de Pachelbel.
2 Moduler : changer de tonalité en musique.
3 Musique témoin : musique pré-existante (qui existe déjà dans le commerce et n’a pas été conçue pour le film en particulier). Le monteur image travaille très souvent avec ce matériel car il ne dispose que rarement de la musique originale du Compositeur lors de lla phase de montage.
Le thème et son habit : les couleurs instrumentales
identifier des thèmes à un personnage signifie que la musique va pouvoir se métamorphoser en même temps que le personnage, c’est là où l’on entre dans le dialogue entre la musique et le personnage et où on n’est plus juste dans l’illustration ; où on est dans quelque chose qui va devenir viscéral, voire inquiétant
Encore une fois, la Réalisatrice nous donne tous les éléments de compréhension de la bande-son. Parce que le thème est associé inexorablement au personnage de Justine, il peut se “parer de nouveaux habits”, ou plutôt, changer d’instrumentation. On retrouve donc à plusieurs moments le même Leitmotiv joué par des ensembles instrumentaux différents (dans l’extrait, essentiellement guitares électriques et orgue, et dans d’autres passages, Clavecin et cordes, etc.).
Ces choix sont tous pensés et appréhendés avec une résonance dans le récit :
l’orgue c’est l’instrument des églises, c’est l’instrument du péché. Quand Justine accepte ce qui lui arrive, le thème est repris au clavecin qui est aussi un instrument baroque qui est par contre totalement dénué de tout rapport religieux ; le clavecin, c’est le paganisme. C’est le détachement par rapport à la religion, et donc le moment où Justine entre dans ses propres instincts et fait fi du regard de l’autre sur elle. D’une certaine manière c’est aussi là où elle commence à nous inquiéter.
Retours d'expériences
L'étape du montage image : Un point de vue sur la conception de la bande originale
Il est toujours intéressant d’avoir un focus sur le processus créatif qui a conduit à la musique finale. Ainsi, je remercie vivement Jean-Christophe Bouzy, le Monteur Image du film, qui apporte à cette analyse un très bel éclairage :
“Le montage s’est fait au départ principalement avec des musiques témoin3 pour apporter une atmosphère tendue, horrifique. Cependant, ces pistes atonales ne nous donnaient pas pleinement satisfaction et nous étions en recherche d’un travail autour d’un ou plusieurs thèmes (cf. Leitmotivs). Nous avions à l’esprit quelques grandes œuvres de musique baroque, notamment L’art de la fugue de J.S. Bach et Les quatre saisons de Vivaldi.” – Ces pistes allaient sans conteste devenir des références musicales pour le Compositeur.
“Jim Williams a été contacté après tournage. Il est cependant arrivé assez vite dans le process du montage et a pu interagir avec nous.
Après plusieurs échanges et allers-retours, le thème principal a été trouvé (scène du match de football) avec des couleurs très baroques, qui sont restées sur cette séquence.” – Cette première étape a permis au Compositeur de structurer la musique sur l’ensemble du film et d’apporter notamment cette orchestration plus amplifiée au thème, de lui donner une couleur “moderne”.
Il est nécessaire de comprendre ici, par cet exemple, que le Compositeur contemporain est non seulement en relation très étroite avec le Réalisateur, mais également avec tous les intervenants qui travaillent en post-production et, en premier lieu, le Monteur image.
Si le film est une œuvre collective, la musique de film l’est également : une œuvre de collaboration et de partage au cours de laquelle le Compositeur prête une oreille attentive, à l’écoute de toute suggestion au service de l’idée musicale.
à l'origine de la rencontre artistique : le superviseur musical
Pour aller encore plus loin au cœur de la conception, Guillaume Baurez, le Superviseur musical du film, m’a confié que “Julia avait une idée assez précise de ce qu’elle voulait. A l’image de la singularité de son film, elle souhaitait des textures éloignées des canons du film de genre.”
“L’une de ses références était un morceau composé par Jim Williams pour le film « Sightseers » de Ben Wheatley : Une courte pièce cyclique pour harpe et guitare.”
“Julia et Jim se sont rencontrés dans son studio à Brighton, afin de chercher les textures principales que Julia avait en tête.
Ce que nous avons essayé de trouver en premier fut le thème de Justine ; Il fallait trouver des textures qui traduisent une certaine candeur sans être trop enfantin.
Il a fallu plusieurs versions pour trouver à la fois le bon mood et le bon tempo; le morceau s’appelle aujourd’hui “Child music: coming at age“
Il traduit pour moi la parfaite collaboration entre Julia et Jim.”
Ce Morceau préfigure le fameux thème principal.
“Julia est une perle pour un compositeur car elle sait exactement ce qu’elle veut. Elle arrive rapidement à expliquer ses envies.“
Une grande musique de film
Un choix de réalisation qui va au-delà de l’expérience audiovisuelle
On reconnaît souvent les grandes Bandes Originales à leur capacité à être appréciées sans les images. Mais plus encore, la musique seule continue à faire exister l’histoire dans l’idée du spectateur, elle nous renvoie aux souvenirs de l’image, aux moments, aux émotions que l’on a éprouvées. Les mélodies ont le pouvoir de nous transporter dans le passé.
En effet, grâce à l’imagerie médicale, nous savons que la musique laisse des traces durables dans le cerveau – par l’intermédiaire de l’amygdale et du cortex frontal -, que l’on soit musicien ou non.
Plus évidente encore, la musique active les structures de récompenses participant au traitement des émotions, telles l’amygdale et le cortex orbitofrontal, nous permettant (parfois) d’atteindre le fameux “frisson musical”.
En ce sens, il n’y a pas meilleur impact pour la mémoire du spectateur qu’un thème musical fort, que l’on peut écouter en boucle et qui nous replonge naturellement dans le film : c’est l’outil principal de Merchandising de tout projet audiovisuel ! Il suffit de se remémorer les thèmes musicaux qui ont marqué nos expériences de Cinéma pour s’en rendre compte. Pour ne citer qu’un exemple, l’écoute du “Star Wars Main theme” nous renvoie automatiquement à la Saga du même nom, bien avant un Poster, Mug ou T-shirt à son effigie.
La musique reste dans l’esprit du Spectateur, elle le renvoie organiquement au film.
A chaque écoute du thème, on se replonge dans l’histoire, il y a un rapport sensible d’une grande puissance, dont on n’a encore peu conscience.
Beaucoup de Réalisateurs ont très bien intégré cette dimension qui permet au film de garder une trace indélébile dans l’imaginaire du spectateur, bien au-delà de l’expérience en salle.
/ Informations
Réalisation : Julia Ducournau
Musique : Jim Williams
Musique nominée au César de la meilleure musique originale, ainsi qu’au British Independent Film Award.
Ressources complémentaires :
- Portrait de Julia Ducournau sur le Blog du cinéma
- Lien vers le titre seul présenté dans l’extrait (Youtube)
- Lien vers l’article “Pourquoi la musique est bonne pour le cerveau” paru sur Le Point et dont sont tirées les illustrations ci-dessus
- Lien vers un autre article sur leblob : Musique et cerveau : l’accord parfait